Je vais vous dire les trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit se change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant, pour finir. (…)
[L]’esprit docile prend sur lui tous ces lourds fardeaux ; pareil au chameau chargé qui se hâte de gagner le désert, il se hâte lui aussi de gagner son désert.
Et là, dans cette solitude extrême, se produit la deuxième métamorphose : l’esprit devient lion. Il entend conquérir sa liberté et être le roi de son propre désert.
Il se cherche un dernier maître ; il sera l’ennemi de ce dernier maître et de son dernier Dieu ; il veut se mesurer avec le grand dragon, et le vaincre.
Quel est ce grand dragon que l’esprit refuse désormais d’appeler son seigneur et son Dieu ? Le nom du grand dragon, c’est « Tu-dois ». Mais l’âme du lion dit : « Je veux ! ».
« Tu-dois » lui barre la route, tout brillant d’or, couvert d’écailles, et sur chacune de ces écailles brillent en lettres d’or ces mots : « Tu dois ».
Des valeurs millénaires brillent sur ces écailles, et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « Toutes les valeurs des choses étincellent sur mon corps ».
Toutes les valeurs ont été créées dans le passé, et la somme de toutes les valeurs créées, c’est moi ». En vérité, il ne devra plus y avoir de « je veux »… Ainsi parle le dragon.
Mes frères, à quoi sert d’avoir ce lion dans l’esprit ? Pourquoi ne suffit-il point de l’animal patient, résigné, et respectueux ?
Créer des valeurs nouvelles, le lion lui-même n’y est pas encore apte ; mais s’affranchir afin de devenir apte à créer des valeurs nouvelles, voilà ce que peut la force du lion.
Pour conquérir sa propre liberté et le droit sacré de dire non, même au devoir, pour cela, mes frères, il faut être lion. (…)
Ce qu’il aimait naguère comme son bien le plus sacré, c’est le « Tu-dois ». Il lui faut à présent découvrir l’illusion et l’arbitraire au fond même de ce qu’il y a de plus sacré au monde, et conquérir ainsi de haute lutte le droit de s’affranchir de cet attachement ; pour exercer une telle violence, il faut être lion. (…)
En vérité, mes frères, pour jouer le jeu des créateurs il faut être une affirmation sainte ; c’est son propre vouloir que veut à présent l’esprit ; qui a perdu le monde, il conquiert à présent son propre monde. (…)
Première partie, « Les discours de Zarathoustra », tr. G. Bianquis, G-F, pp. 63-65